Texte de 2014

Je suis artiste plasticienne sur Nantes. Je suis perpétuellement en quête de lieux plutôt amples pour y présenter mon travail (installations avec sculptures, peintures, vidéo, fusains, encres, coutures, cahiers de la transmission, …).

Voici ce qu’ à la Biennale Hors les normes de Lyon au mois d’octobre dernier je présentais : une fresque de 4 m de long sur 1m de haut constituée de 35 sculptures de terre cuite patinée :

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Une version envisageable de l’Apocalypse.

 

Mon travail plastique se joue globalement en trois actes.

  1. Collecte et don

  2. l’entrée dans le champ symbolique de l’œuvre plastique

  3. des installations interactives

 

1. Collecte et don

– la parole vivante

A la source de mes installations il y a toujours une mise en lien avec l’humain d’aujourd’hui. Elle se fait par le biais de collectes d’objets (boutons, tissus, photos, napperons, lettres, …), de rêves d’avenir, de témoignages de vies auprès de particuliers adultes ou enfants auxquels je propose de me présenter un objet qui évoque dans leur vie la transmission de quelque ordre qu’elle soit : familiale, professionnelle… . Par avance j’ignore ce que les personnes vont présenter. L’objet est un appui pour la narration.

Cette parole collectée m’amène à un travail de lectures littéraires, historiques, poétiques.

Dans la suite, je réalise des œuvres plastiques diverses :

♦ élaboration des cahiers de la transmission :

Les premiers ont été réalisés en 2008. Le dernier en 2014. L’objectif pour moi est de réaliser une bibliothèque des cahiers de la transmission. Chaque cahier contient la parole déposée sans aucune modification, une parole qui garde donc son oralité, sa part vivante. Plutôt que de donner le son de la voix, je propose aux personnes de valider l’entretien retranscrit et de le recopier. C’est donc la chair de la parole que l’on reçoit en ouvrant les cahiers.

Plastiquement, chaque cahier à une forme particulière, en lien avec le contenu de l’entretien. Les cahiers sont tous cousus au fil rouge, brodés, illustrés de photos des personnes témoignantes, de leurs mains toujours.

Lorsque les visiteurs lisent les cahiers, souvent ils disent : « Moi aussi, j’ai fait ça quand j’étais petit-e. Moi aussi… moi aussi…»

Pour moi il s’agit de reconnecter l’individu avec le pluriel en lui faisant réappréhender les grands universaux de l’humain, en le remettant en lien avec des histoires d’autres, semblables et différents : pensée commune, gestuelle commune.

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Cahiers de la transmision

Cahier de Marie P. tondue en 1945 dans le village de Blain, 44 dépôt de parole de Françoise Plissoneau, sa nièce, mars 2009, Extraits.

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Cahier de Gilbert W., 92 ans, déporté à Auschwitz en mai 1944 à l’âge de 23 ans.

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Par cette parole vivante donnée, j’interroge le présent en faisant émerger les événements souvent douloureux du passé : secrets de famille, tonte des femmes en 1945, Shoah … J’aborde les choses du point de vue de la transmission et de la réparation : la violence d’hier, comment est-elle passée dans les veines des générations qui suivent ? Comment les enfants qui la reçoivent dans une transmission ouverte ou silencieuse ont à la porter au présent ? Comment chacun aujourd’hui se positionne relativement à ces événements qui font miroir à ceux d’aujourd’hui ?

 

La question du « comment transformer la noirceur de certains événements en force vive pour ici- maintenant et faire des drames vécus un terreau fertile ? » est posée.

 

Que ce qui a été vécu de tragique ne l’ait pas été en vain, que ce vécu nous renseigne sur ce que nous sommes fondamentalement, possiblement bons ou inhumains, sans que nous puissions anticiper sur nos comportements en situations extrêmes.

 

Dans ma dernière installation le témoignage de Gilbert m’a fait envisager la shoah comme un espace-laboratoire, un territoire hors champ où s’est vécue l’expérience d’un absolu de l’humain. Un extrême qui peut être pour nous aujourd’hui un mètre-étalon. Donner la mesure de nos jours présents.

 

Les rêves des enfants d’aujourd’hui

En parallèle de mon approche du monde concentrationnaire, j’ai mené une récente collecte de vœux pour l’avenir auprès d’enfants et d’adolescents d’aujourd’hui. Elle m’a profondément interpelée : on peut y lire des aspirations très peu matérialistes, plutôt humanistes, beaucoup de tendresse de l’humain pour l’autre proche ou différent, de la naïveté aussi, beaucoup de fragilité.

Les vœux des enfants d’aujourd’hui, photographiés sur plaques de verre dorées à la feuille d’or, s’inscrivent dans l’espace d’exposition sur de fragiles bandes de calque comme on en trouve dans les temples japonais.

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Photo sur verre d’Abel, collages papier feuille d’or

 

Une bienveillante sortie d’un conte de fée semble les avoir ramassés dans l’océan : petite bouteilles lancées comme des SOS à la mer.

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Sur la robe de la sculpture sont cousues des petites bouteilles de verre dans lesquelles se trouvent des petites sculptures de terre cuite représentant les enfants et leurs rêves.

 

A en croire tous ces rêves d’enfants, l’homme à son début serait possiblement bon. Et c’est là que les vœux nous interpellent sur notre responsabilité d’adulte dans l’accompagnement qu’on leur fait, l’écoute qu’on prête à leurs aspirations profondes.

C’est là aussi que se réinterroge le sens de l’acte créateur, son engagement pour l’humain. Comment il impacte ou non le social par les images qu’il propose, comment ces images peuvent véhiculer la gravité sans faire fuir, contraindre à regarder pour mieux se voir.

Lier la shoah et les rêves des enfants d’aujourd’hui comme je le fais dans l’installation présente me semble essentiel. C’est lier les temporalités dans lesquelles nous sommes pris: passé, présent, avenir. Avec beaucoup de sombre à la source et de vert pour demain. Le message est positif et énergisant.

Les objets

les photos :

Suite à une installation proposée sur les femmes tondues à la libération en Europe, une femme est venue dans mon atelier pour m’y déposer 3 photos présentant le tonte d’une très jeune fille sur la place d’un village voisin de Nantes.

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♦réalisation d’un film de 14 minutes

Visible sur le site : rubrique « vidéos »

Les boutons :

-Suite à un témoignage sur un petit bouton de nacre trouvé sur l’étang du souvenir à Auschwitz, j’ai réalisé une collecte de boutons dans ma région via le bouche à oreille et internet. Des femmes m’ont donné leurs boîtes à boutons, boîtes à vies en me confiant les souvenirs qui s’y accrochaient (bouton sur robe de mariée, bouton de capote de télégraphiste des P et T des années 1950…)

 

J’ai réalisé une immense robe de la transmission avec plus de 4000 boutons que j’ai cousus sur une robe géante de lin qui bruit de toutes ces histoires de vie.

diapo1 (6) diapo1 (51) La robe aux 4000 boutons

 

Le petit bouton d’Auschwitz est cousu sur la robe de cette poupée des années 40. Sur le vêtement de lin fixé à la poupée j’ai brodé l’histoire de la découverte du bouton par Dominique G. Les fleurs rappellent celles de l’étang du souvenir à Auschwitz. Là-bas elles se mêlent aux cendres.

Suite à cette exposition des gens ont continué à déposer des boutons dans mon atelier. J’ai donc réalisé une autre robe petite installée dans une structure métallique appelée « ecce homo ».

 

Au pied de la structure, des boutons tenus par des fils rouges . En haut sortant de la robe, des lignes vertes en V . Des racines et des ailes.

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Les napperons

Une collecte de napperons m’a amenée à broder des petits portraits de famille.

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Ces collectes d’objets et de paroles associées constituent la phase quasi documentaire de mon travail.

 

2. l’entrée dans le champ symbolique de l’œuvre plastique

Une fois la parole et les objets collectés, l’imaginaire s’en nourrit pour donner naissance à des œuvres plastiques aux médiums différents. Les œuvres ne sont pas directement illustratives. Elles ramènent aux événements via l’imaginaire, l’idée étant d’universaliser le propos. Chacun peut s’emparer à sa manière des installations.

 

♦ Des installations

 

• électriques 2014

En lien, avec le témoignage de Gilbert , j’ai réalisé cette installation électrique.

Dans un ancien boîtier métallique de caméra obscura restauré, j’ai installé une lumière bleue donnant une sensation de froid pouvant ramener à la lumière glaciale de la rampe d’Auschwitz. J’ai obturé l’orifice par lequel sortait la lumière avec une plaque de métal.. Dans la boîte, un petit miroir reflète notre œil qui s’inscrit juste au-dessus de la tête de la petite sculpture d’humain qui se tient debout devant le miroir. Au pied de l’installation, un corps d’enfant momifié qui fait écho au numéro de déporté de Gilbert B3951 écrit à la craie bleue sur les 3 faces de la sellette. Renvoi au tatouage, nouvel état civil pour un territoire hors la géographie qui fait naître et mourir en même temps.

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•mise en terre 2012

 

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Installation avec terre et cendres, 2 sculptures de terre cuite, mère-enfant, bloc de terre gravé et myosotis planté au pied de l’ensemble. Pendant l’exposition, il n’a cessé de se déployer.

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•les missels brûlés avec groupe de sculptures en toge de lin blanc.

Livres religieux plâtrés, plombés, chaussures d’enfants moulés dans du plâtre au sol. 2012

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Vêtements enfants gaze, plâtre, cendres

Pigments, cadre plombé 12mai2012_9937

 

• le char de la vie et de la mort 2013

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Installation sculptures, boutons noirs et blancs dans le chariot

 

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•mobile de boutons géants faits de céramique émaillée

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•mise en cadre géant 2014

Portrait de famille en 3 D réalisé en écho au mur proche couvert de vrais-faux portraits de famille

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• des dessins à l’encre et fusain 2014

Sur papier avec cadres anciens. Ils donnent le sentiment du familier.

 

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fillette

 

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des fusains sur bois 2014

 

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•des mises en boîtes 2013

 

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boîte à lambeaux d’histoires, 80×30

 

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Fusains sur bois, petits crieurs de terre cuite dans chaque case, fils de fer traversant la boîte

 

 

• des toiles

A l’œuf sur toile

 

 

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femme tondue, 2009, 80×60

 

→ Acryliques sur toile

 

 

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3.des installations interactives

 

Pendant mes installations, j’invite les visiteurs à se mettre en lien pratiquement, à être agissant.

 

Les rêves des enfants petits et grands, 2014

Pour l’installation présente, les gens peuvent formuler des vœux pour l’avenir sur des petits bouts de papier et les scotcher sur un mur laissé libre à cet effet.

 

 

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l’atelier de couture libre, 2013

 

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Pendant l’exposition les gens pouvaient s’installer à un petit atelier de couture libre qui comprenait : fil rouge, aiguilles, chiffons blancs: je les invitais à plonger les mains dans une grande valise pleine de boutons pour y retrouver ou découvrir la magie sonore et tactile de ce brassage particulier. Chacun pouvait choisir un bouton et le garder, coudre un petit quelque chose sur les chiffons. J’ai ainsi récolté une cinquantaine de petits « ex votos », fabriqué par des enfants avec leurs parents, leurs grands parents, des adolescents, des personnes plus âgées. Toutes les générations se sont prêtées au jeu.

 

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• des expositions qui se nourrissent l’une l’autre

 

Comme le montrent ces photos, les visiteurs réagissent vivement et se prêtent volontiers aux propositions qui leur sont faites de s’inscrire concrètement dans la démarche créatrice. Je les vois « perdre volontiers du temps » à réaliser des actes « inutilitaires » mais sans doute essentiels: coudre des boutons, des petits mots sur des morceaux de tissu pendant un long moment à la va comme je te peux pour certains (je pense à des ados qui visiblement ne savaient pas coudre, ce qui était visuellement très émouvant).

 

Il semble aussi que le don de parole appelle le don de paroles, le don d’objets aussi. Lors d’une exposition sur les femmes tondues à la libération, un homme de 75 ans s’est mis à pleurer beaucoup le jour du vernissage. Il ne cessait de répéter : « je ne sais pas pourquoi je pleure. Excusez-moi.» Et puis quelques jours après il m’a téléphoné pour solliciter une entrevue en vue d’un dépôt de paroles. Là il m’a raconté que l’exposition avait fait remonter un souvenir enfoui : à l’âge de 8 ans il avait assisté à la tonte d’une jeune femme en revenant de l’école. Jamais il n’avait pu en reparler. Mais il m’assurait que l’événement avait marqué profondément sa vie. Il devint adulte un fervent militant pour la cause des femmes. Son témoignage a fait naître un nouveau cahier de la transmission.

 

Après l’exposition sur les boutons, des personnes ont continué à me déposer leurs boîtes. Ce qui m’a amené à créer « Ecce homo », la petite robe de boutons avec ses racines et ses ailes. (cf plus haut)

 

Dans la présente exposition sur les rêves des enfants d’aujourd’hui, les visiteurs sont très agissants. En trois semaines le mur s’est presque totalement couvert de leurs vœux.

 

Ces petits bouts de papier feront la matière de ma prochaine installation dans une chapelle cet été en Anjou (festival Art dans les chapelles).

 

Le travail plastique se coud au fil des expositions. Chacune donne le sens et la matière de celle qui suit.

 

Cette interaction provoquée entre l’autre et mon travail plastique me semble essentielle.

 

Mon travail définit donc un chemin plastique qui essaie de se décentrer une fois mis en scène : il s’alimente des réactions du public, de la vibration de l’humain.

 

L’espace plastique agit ici comme un activateur d’énergie présente, de questionnements actifs qui importent pour tout de suite, révélateurs des nécessités contemporaines. L’art s’affirme comme catalyseur. A chaque nouvelle installation, je me dis : des réactions non prévisibles du public sortira quelque chose mais je ne sais pas encore quoi. L’autre a sa propre part à l’endroit que je ne présuppose pas : une vraie rencontre avec l’humain peut avoir lieu.

Marie AUGER