« En avril ne te découvre pas d’un fil… » 

C’était le premier jour des vacances de Pâques. Le 6 avril 1944. Les enfants avaient le nez dans les bols de chocolat. Le chien de Miron était peut-être là avec eux dans la salle à manger. Les vacances seraient de courte durée cette année  alors ils avaient tous hâte de profiter de la belle journée qui s’annonçait dans la nature si douce,  fraichement printanière d’Izieu. Les grands, se souvenant peut-être des dictons plein de sagesse de leurs « grossmutti », avaient peut-être dit aux plus petits: « En avril ne te découvre pas d’un fil« , donc on prend les gilets!

Ce fut le bruit assourdissant des bottes qui les stoppa dans leur élan et qui rompit le fil.

 

Le dicton figurait tracé au fil rouge sur le sol noir du Temple du Goût. C’était à Nantes  en mai dernier. La ville m’avait invitée à présenter une installation plastique dans ce lieu d’exposition emprunt de la mémoire négrière. Dans la suite de ma résidence lyonnaise, j’y tentai de faire appréhender la réalité des 44 enfants d’Izieu, arrêtés , déportés, assassinés sur ordre de Klaus Barbie.  Ils avaient entre 4 et 17 ans.  Comme nos enfants, ils avaient  des rêves, des parents, des amis,  des cheveux, des dents, du talent, une énergie folle… Ils étaient vivants!

Munie de sa petite valise et d’un béret rouge, de craies blanches et d’une pelote de fil vermillon,  la comédienne Thylda Barrès  avait animé l’espace  d’installation de sa présence théâtrale. Elle semblait ici avoir réellement 6 ans. Les  visiteurs qui la croisaient sur leur chemin et avec lesquelles elle entrait parfois en interaction n’avaient pas de doutes là-dessus. Imprégnée de l’histoire des 44 enfants de la colonie d’Izieu, Thylda avait formé ce dicton spontanément avec son fil de coton rouge sur son ardoise géante…

Ce dicton tracé maladroitement par une main redevenue enfant me bouleversa. Il portait en lui une insoutenable légèreté au regard des témoignages d’ Alexandre Halaunbrenner de Paul Niedermann et de Samuel Pintel, , donnés à lire ici, au regard des oeuvres autour aussi.

Enfance regorgeant de vie

Enfance massacrée.

En rencontrant Paul et Samuel , « Anciens »  d’Izieu, Alexandre qui y perdit ses deux petites soeurs Mina et Claudine, en écoutant Claude Bloch à Montluc, prison où adolescent il fut enfermé par Touvier avant d’être déporté à Auschwitz en juillet 44 dans le même convoi que mon ami Gilbert Weil, en recueillant le témoignage du procureur Viout, co-instructeur du procès Barbie, je remonte le temps et j’essaie de vivre au présent l’Histoire qui m’est contée, d’en partager la richesse avec d’autres. Lors de l’installation à Nantes, Samuel est venu de Paris pour  témoigner une fois encore de son histoire. A l’écoute de son témoignage, une personne est tombée du banc sur lequel elle était assise. L’histoire était renversante.

Cette tentative d’approcher au plus près, au plus incarné, au « presque là », je souhaiterais la faire vivre via mon travail plastique à ceux qui viennent dans notre suite pour qu’ils puissent peut-être en appréhender l’intensité, la gravité, l’essentiel pour eux, pour les générations qui viendront encore après.

Articuler l’espace de l’université entre autre à cet espace-temps là, c’est vivre une expérience de terrain.  Ramener un peu de terre de là-bas pour qu’ici  chacun qui le désire puisse se la mettre en poche comme un bouton qu’on ramasse au sol, et repartir nourri, enrichi.

 

Marie Auger,  novembre 2017